RÉIFICATION



Dick n’utilise que rarement ce terme de « réification » pour décrire le devenir-machine de ses personnages, préférant la métaphore de l’androïde, plus adaptée en territoire de science-fiction. On ne sait, d’ailleurs, s’il a lu la prose de Georg Lukacs, Theodor Adorno et Herbert Marcuse, maîtres de « l’École de Francfort » qui ont théorisé cette « colonisation du monde vécu par la généralisation unidimentionnelle de l’échange marchand à toute interaction sociale, en sorte que les sujets perçoivent partenaires et biens comme des objets. »1

Selon les humeurs de son imagination, le créateur du Maître du haut château n’en explore pas moins toutes les facettes de la réification. Du devenir homme-machine.

Au sein des entreprises capitalistes, l’agent des ressources humaines est à l’humanité ce que la République Démocratique Allemande était à la démocratie. On se doute bien de ce que pensait le marxiste Lukacs de ce genre d’individu « réifié ». Ainsi, lorsque le réparateur « low-tech » de Glissement de temps sur Mars apparaît à ses yeux quelque peu hallucinés comme une pure et simple mécanique, on se dit : oui, le théoricien de l’École de Francfort aurait apprécié ce scénario on ne peu plus raccord à ses thèses, tout du moins sur le fond.

En revanche, Georg Lukacs n’aurait sans doute guère saisi la subtilité de l’irrationnalité métaphysique de « L’Imposteur », où c’est un androïde, bref un robot, persuadé jusqu’à son explosion d’être un être humain, qui se demande – comme aurait pu s’interroger un kamikaze londonien d’origine pakistanaise – : « Suis-je un être humain ? Ou suis-je programmé pour croire que j’en suis un ? »2 Le penseur aurait d’autant plus coincé à la lecture de la nouvelle que la réification qu’elle dessine ne se résume pas, au contraire de celle qu’il a théorisée, à la transformation de « l’autre » radical en marchandise, coupé de son histoire et de son environnement humain.

Le littérateur Dick explore toutes les hypothèses de la réification, de la bourgeoise « straight » de Substance Mort qui aurait tué elle-même l’insecte utile et inoffensif si elle avait « su que c’était sans danger »3 au scientifique imbuvable de « Être humain, c’est… » qui se fait voler son enveloppe humanoïde par un « Rexorien » plus humain que nature, au plus grand bonheur de sa femme, toute ébahie de constater que depuis son retour de Rexor IV, son damné de mari mange, sourit, rit, est devenu poli et sentimental4… Dick flirte même avec l’hypothèse mystique, notamment via le wub immortel, gros cochon télépathe et empathique qu’il aime d’amour spirituel. Car au contraire du théoricien critique, l’auteur de science-fiction s’amuse de cette « pathologie sociale » qu’est la réification sans jamais la décrypter scientifiquement – ou faire comme si l’analyse objective en était possible. Totalement irrécupérable, l’écrivain de série Z va jusqu’à préférer le Réxorien aimable et bon vivant au chercheur froid et gluant comme une limace polaire, même si ce dernier navigue dans les sciences dites humaines tel l’utra-rationaliste, marxiste et il est vrai fort dogmatique Georg Lukacs.


1 Axel Honneth, La Réification, « Petit traité de Théorie critique », NRF Essais/Gallimard, 2005/2007.
2 Philip K. Dick, « L’imposteur » (1953), dans Nouvelles, Tome 1 1947-1953, Denoël/Lunes d’encre (1987, 1996), p. 1032-1049.
3 Philip K. Dick, Substance Mort (1965), Denoël/Présence du futur (1977), p. 104-105.
4 Philip K. Dick, « Être humain, c’est… » (1953), dans Nouvelles, Tome 1 1947-1953, Denoël/Lunes d’encre (1987, 1996), p. 974-990.

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