Un entretien avec Elizabeth Antébi

En 1973, Élizabeth Antébi tourne pour le Service de Recherche de l'ORTF Les Évadés du futur, un film documentaire (TV) sur la science-fiction pour lequel elle est partie aux États-Unis réaliser des entretiens avec les écrivains Isaac Asimov, Norman Spinrad, Philip K. Dick, Ted Sturgeon, John Brunner et Robert Silverberg.

Remercions alors Élizabeth Antébi d'avoir eu la gentillesse (et la patience !) de répondre à nos questions qui nous permettent de lever le voile sur les coulisses de ce film passionnant.
Elizabeth Antebi

Pour Philip Dick, la science-fiction n’est pas seulement une speculative fiction, elle met en cause un présent différent.

Tout d’abord pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Femme du passé branchée sur le futur, amateur au sens profond du mot, auteur d’une dizaine de bouquins et de quelques films télé et CD interactifs, achève Camaïeu de ma jeunesse, sorte de florilège de rencontres avec des êtres remarquables incarnant le tournant du millénaire ; et un roman, La Fée d’Arkhangelsk, fantaisie nucléaire. Vis à Düsseldorf où je tiens le Salon Vert-du-Rhin et une chronique, « Le Génie de la Langue », dans Le Petit Journal.com

Ce film documentaire comporte des intervenants tous plus prestigieux les uns que les autres. Comment êtes-vous parvenue à les convaincre de participer à cette aventure ?


Par inconscience, parce que j’étais jeune, pas trop moche, et qu’alors tout était encore possible. Reporter free-lance (mot poétique que je préfère à « pigiste »), tout est né d’une rencontre improbable à Los Angeles avec Forrest Ackerman, qui tenait dans son Ackermansion une sorte de musée du cinéma, des monstres et de la science-fiction. Je venais interviewer Ray Bradbury, célèbre alors pour Fahrenheit 451 Or Forrest m’introduisait à Bradbury : membre de la Science Fantasy Society, il avait reçu le Prix Hugo des Fans (sic), le Prix Bram Stocker et bien d’autres, c’était un personnage incroyable et attachant. Forrest m’a emmenée à une soirée où je suis tombée sur Norman Spinrad, alors charmant comme l’ange de Reims et représentant de la « nouvelle science fiction » (que n’aimait guère Forrest), dont le Jack Baron sur la tyrannie des medias, et Rêve de fer – roman écrit par un Hitler qui eût survécu – défrayaient la chronique. Norman était alors vice-Président des Science Fiction Writers of America et étroitement lié à Philip K. Dick. C’est Norman qui m’a emmenée chez mon préféré d’alors, Ted Sturgeon et m’a fait connaître Bob Silverberg. Et, de fil en aiguille, c’est lui qui m’a suggéré de filmer Dick, j’ignorais alors que ce fût un scoop en quelque sorte. Je suis donc revenue avec une équipe de la télévision du Service de la Recherche à l’ORTF : j’avais convaincu le génial Pierre Schaeffer (wikipedia) de me laisser tourner deux émissions, de près d’une heure chacune, sur ceux que j’avais immédiatement appelés « Les Evadés du Futur » tant j’avais été éblouie par leurs éclairs de « voyance ». Par honnêteté, j’ai voulu contacter aussi l’un des plus farouches adversaires de cette « nouvelle SF », Isaac Asimov, qui a accepté de se laisser filmer à New York, et j’ai bouclé la boucle en assistant presque par hasard et sur une suggestion de Jacques Sadoul – alors directeur de la collection poche J’Ai Lu qui avait publié mon Ave Lucifer – au congrès de la Science-Fiction qui se tenait à Toronto : c’est là que j’ai pu, de chic – et encore grâce à Ackerman, tourner un plan avec Van Vogt, Fritz Leiber, Asimov, Silverberg, Zelasny et interviewer sur le toit John Brunner. Tout cela au feeling, comme on dirait aujourd’hui.

Le travail d’écriture du documentaire est particulièrement intéressant. J’ai été sensible notamment à la manière dont le montage est lié à la narration. Comment le projet a-t-il été conçu ?


Il est né au cours de mes conversations avec Ackerman, d’abord, que je cherchais à convaincre de la nouveauté de ces écrivains que je commençais à découvrir sur le terrain et qui écrivaient une Spéculative Fiction sans soucoupes volantes, explorant les nouvelles technologies, la volonté de puissance et la modification de l’âme de ces mutants que nous étions en train de devenir – thème qui m’a toujours été cher, de mon premier livre, Ave Lucifer, à La Grande Epopée de l’Electronique ou Le Génie de la Vie : les Biotechnologies, en passant par Droit d’Asiles en Union Soviétique et qui est le thème de mon prochain roman, La Fée d’Arkhangelsk. Puis le projet a vraiment pris corps au fil des discussions passionnées avec Norman Spinrad, poil à gratter intelligent, sensible, provocateur, qui fut mon cornac. Ce documentaire a été conçu comme un film d’action où les écrivains jouent leur propre rôle : il s’est écrit en se faisant.


D’ailleurs quelle a été leur réaction devant le projet ?


Bienveillance et enthousiasme pour les uns (Sturgeon, Silverberg, Dick et Spinrad), professionnalisme visionnaire pour Brunner, exaspération aimable pour Asimov.

Outre Philip K. Dick, quels intervenants vous ont particulièrement marqué ?


Intellectuellement, John Brunner. Sentimentalement et littérairement, Sturgeon, Dick et Spinrad, qui d’ailleurs faisaient partie du même univers. Ted Sturgeon, qui avait dix ans de plus que Dick et vingt-deux de plus que Spinrad, était un personnage comme il y en eut quelques-uns par la suite, issus des Flower Children (enfants-fleurs) de la Californie de ces années-là, mais chez lui rien n’était mode, tout était poésie. Je crois que ses livres avaient été parmi les premiers à m’attirer vers la science-fiction – Les Plus qu’Humains (More than Human) parus en 1953 – j’avais huit ans – et Le Cristal qui songe (The Dreaming Jewels). On n’imagine pas à quel point il était alors connu aux États-Unis et dans le monde, il avait influencé le grand Bradbury, nourri un personnage de Kurt Vonnegut, il incarnait le passage entre les Anciens et les Modernes.

Pour parler maintenant de Philip K. Dick, que connaissiez-vous de son oeuvre alors ?


Vous voulez que je vous dise ? Je ne le connaissais pas : n’oubliez pas que le film Blade Runner, tiré de l’un de ses livres, n’est sorti qu’au début des années 80 : nous étions alors dix ans plus tôt et j’ai été l’une des premières Françaises, sinon la première, comme il le consigne dans ses lettres à Charles Platt et Patrice Duvic, à le filmer pour la télévision française. Il m’appelle sa « little French chick », sa poulette française [lol]. C’est Norman qui me l’a fait découvrir et j’ai lu en quelques semaines Le Maître du Haut Château, Les Clans de la Lune alphane, et surtout Ubik. Le Maître du Haut Château, publié en 1962 et qui avait remporté le Prix Hugo, était comme Rêve de fer, une « uchronie », ce que le cybernéticien Nicolas Schöffer appelait un « futurible » (futur possible) : là encore, il s’agissait de l’Allemagne nazie qui, avec les Japonais, avait gagné la guerre et occupait l’Amérique ; et par jeu de miroir, un écrivain imaginait le monde si les Alliés avaient remporté la victoire. Je crois que c’est à ce moment-là que le titre des « Evadés du Futur » s’est imposé à moi.

Comment est venue l’idée d’aller filmer à Disneyland ?


L’uchronie m’évoquait mon enfance et la lecture du Journal de Mickey, car il y avait une série où Mickey recevait un coup sur la tête qui le faisait voyager dans le temps. Tourner à Disneyland complétait l’idée du cimetière invraisemblable de Forrest Lawn et des décors de la Fox avec ce paquebot reconstruit, le Tora Tora - en réalité coulé lors d’une bataille dans le Pacifique - et qui était plus vrai que l’autre. Réel, irréel, virtuel, monde parallèle (Second Life aujourd’hui sur la Toile) cette vie à plusieurs niveaux qui me fascinait tant et me fascine toujours ne pouvait qu’aller avec la folie disneyenne : comme l’a dit Dick, nous marchions dans le cerveau, les circonvolutions d’un homme de génie qui avait inventé ce monde de carton-pâte où nous tournions réellement dans les tasses du Chapelier Fou. Encore une fois je n’avais rien prévu, mais quand nous nous sommes trouvés devant les fameuses tasses, j’ai fait signe à l’équipe de tournage de sauter dans l’une d’entre elles, et j’ai poussé Philip et Norman dans une autre sans même y penser ! Cela convenait parfaitement à ce que nous racontions sur la manipulation, le fascisme et le reste.

D’une façon générale, quelle impression vous a laissée votre rencontre avec Philip K. Dick ?

Lettre de Philip K. Dick à Elizabeth Antebi
On me l’avait décrit fragile, imprévisible, parano, voire délirant. J’ai découvert un homme d’une infinie courtoisie et d’une grande modestie, une sorte de nounours génial et enfantin, qui n’a cessé de me réconforter pendant le tournage quand j’avais des problèmes avec l’équipe ou les Syndicats (Unions) américains. Surtout, c’était un être de fulgurances. On lui a reproché son mysticisme, il était tout bonnement branché sur l’invisible. Je n’aime pas ces biographies où nos réducteurs de tête au petit pied (si j’ose l’image) tentent de tout réduire à la drogue. On peut bien se réfugier dans les paradis artificiels, on n’est pas Baudelaire pour autant ! Philip K. Dick était en état de « polychronie » permanente. Je lui retourne la phrase qu’il m’a écrite dans une lettre touchante : « Une expérience pleine et authentique, même si elle n'a duré que deux jours ».

Sur Internet le documentaire a maintenant une deuxième vie, et peut être vu par un large public, ce dans le monde entier. De nombreux Anglo-saxons ont été fascinés par ces images. Qu’en pensez-vous ?


J’en suis si heureuse car c’est une œuvre qui m’a coûté bien de temps et des larmes, m’a procuré bien des joies et des rencontres, et tout cela prouve, en ces temps de « dialogue intergénérationnel » comme disent les cuistres, que les générations n’existent pas quand le message est profond : l’âge est un leurre et le courrier finit par arriver. Pourrait-on en nos temps si « corrects » tourner encore un film comme celui-là ? C’est grâce à Pierre Schaeffer – inventeur de la musique concrète mais aussi fondateur du Service de la Recherche à l’ORTF aujourd’hui disparu - que j’ai pu le faire, et il est extraordinaire de penser que ces deux très grands « prophétiseurs » des temps que nous vivons ne se sont jamais rencontrés, mais en nous lisant, ils souriront dans l’espace invisible où ils s’ébattent.
Notes

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