ZONARD


Des cobayes d’Au bout du labyrinthe aux malades des Clans de la lune Alphane, les personnages de Dick se voient volontiers comme des ratés. À l’instar de Joe Chip dans Ubik, minable sans le sou, vêtu d’un « pyjama à rayures bariolé style costume de clown », ses anti-héros viennent de la rue. Voire de la fange. Ils sont l’expression littéraire du Merzbau de Kurt Schwitters : une sculpture aléatoire et éternellement grimpante aux mille grottes remplies de déchets des uns et des autres, de la serviette sale à l’épingle à cheveux, du mégot de cigarette à la dent de peigne cassée. Les zonards de Dick tout comme les œuvres du néo-dadaïste sont lavées – par leur crasse et leur origine paria – de tout a priori des pouvoirs de décision, des institutions bourgeoises et des administrations sociales ou artistiques. Et c’est parce qu’ils sont nettoyés de prétention au statut, au grade ou à la gloire qu’ils peuvent, par mégarde, effleurer l’universel. Dans Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, chacun est invité à fusionner avec tous dans l’esprit d’un unique personnage, dénommé Wilbur Mercer, en se saisissant des poignées de sa « boîte à empathie ». Sauf que Mercer, ce que personne ne sait ou ne veut savoir, est « en vérité » un zonard. Présentant son enquête, le présentateur télé a raison de rire : celui qui grimpe la colline sous les jets de cailloux et auquel s’identifie chaque connecté de la boîte à empathie n’est qu’un ancien acteur de millième zone du nom de Al Jarry – Tiens, comme Alfred ! Il est tout sauf une entité extraterrestre pleine de magie ou un saint revenu sur Terre pour nous édifier. Il y a longtemps, « le vieil homme avait effectivement joué dans une série de courts-métrages vidéo, pour un producteur qu’il n’a jamais rencontré. Comme nous nous en étions doutés, les “pierres” étaient effectivement des morceaux de caoutchouc synthétique. Le sang des blessures n’était que du ketchup et – l’homme gloussa avant de poursuivre – la seule souffrance réelle de ce pauvre Al Jarry fut d’avoir à travailler une journée entière sans toucher une seule goutte de whisky ! »1 Et le commentateur d’en rajouter : en un sens, Wilbur Mercer n’est pas si loin de l’entité extraterrestre, car il « n’est pas un être humain. Wilber Mercer n’est RIEN DU TOUT : il n’existe pas. Le monde dans lequel on le voit poursuivre son ascension n’est qu’un minable studio de Hollywood retourné à la poussière depuis des années et des années. » L’écrivain le souligne : Mercer n’est RIEN. Traduisez : Le Christ n’est rien. Le Sauveur malgré lui n’est qu’un clochard alcoolique, qu’un infime et poussièreux souvenir d’un studio disparu, qu’un film inepte réalisé par des escrocs… Rien. Pire qu’une machine à coudre. Même pas une pré-personne. Bref, le néant. Sauf que ce néant-là est peut-être le seul passage libre vers le tout. Une route chaotique et cocasse vers l’universel, libéré des Églises et de leurs hiérarques, ces scarabées de la métaphysique. Il y a, dans cette absurdité de la boîte à empathie et de son prophète minable, comme un mysticisme de la nullité, paiën et éphémère, donc à la portée de nous tous, zonards que nous sommes. Y a-t-il encore des clochards célestes ?


1 Philip K. Dick, Robot Blues / Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? / Blade Runner, Chute libre/Éditions Champ libre (1968, 1976), p. 207-208.

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