UBIQUITÉ (Ubik)



À la page 240 d’un essai sorti en 2007, titré Every[ware] et sous-titré en français « La révolution de l’ubimédia », le « designer numérique » Adam Greenfield cite un long extrait du chef-d’œuvre de Philip K. Dick, daté quant à lui de 1969 : Ubik. Selon ce très autorisé « critique de l’informatique omniprésente », l’écrivain de SF a en effet anticipé le monde « post-PC » qui sera bientôt le nôtre et dont il tisse le portrait. Par une magie qu’aucun auteur de science-fiction n’aurait jamais pu détailler, les puces des ordinateurs, des téléphones mobiles ou des systèmes de géolocalisation GPS s’extirpent en effet de leur boîtier, tandis que les capteurs d’informations se nichent partout, de la table du restaurant au col de chemise. Et voilà que les puces et nanopuces RFID (Radio Frequency Identification), biométriques ou à reconnaissance vocale, nous plongent tranquillement dans un quotidien à la Minority Report, long métrage tiré d’une nouvelle de Dick. Impossible d’échapper aux contrôles : ces microscopiques pustules informations balladeuses et communicantes identifient les personnes, les gestes, les objets, etc. Mieux : désormais, tous les objets, lieux et corps, composants d’une technologie devenue invisible, dialoguent en permanence comme si de rien n’était, à l’image de la discussion inopinée, et quelque peu univoque, entre le héros en fuite du film et l’affiche d’un magasin reconnaissant les pupilles qu’il a dérobées à un pauvre hère nippon pour remplacer les siennes. À l’instar de la tourelle de commande du bar d’une cafétaria ou de la porte du « conapt » de Joe Chip qui s’adressent à lui dans Ubik, Greenfield nous promet pour un avenir fort proche des discussions avec la porte d’entrée du bureau, le poste de télévision, la cafetière, le réfrigérateur, les chaussures ou encore le caddie de supermarché – pour ceux s’y rendant encore physiquement. Autrement dit : Dick, qui n’a strictement rien deviné du net, aurait anticipé l’univers d’après, en cours de constitution, d’où internet aura disparu puisqu’il se sera littéralement fondu au cœur de notre environnement urbain comme l’électricité vibre partout autour de nous sans que nous le réalisions, via le réseau autant que les piles électriques. Sauf que ce futur qu’Adam Greenfield nous annonce pour très bientôt, l’auteur paranoïaque l’ébauche pour le pire, via des « dispositifs ubiquistes bornés et récalcitrants »1.

Dans Ubik, l’écrivain se met dans la peau de Joe Chip, qui essaye d’ouvrir la porte de son propre appartement. Échec. La porte reste obstinément fermée et exige : « Cinq cents, s’il vous plaît. » L’homme sort « un couteau en acier inoxydable du tiroir à côté de l’évier », et entreprend de démonter le verrou de sa porte. Tandis que tombe la première vis, la porte l’interpelle : « Je vous poursuivrai en justice. » Et Joe Chip de répondre : « je n’ai jamais été poursuivi en justice par une porte. Mais je ne pense pas que j’en mourrai. »2 L’informatique ubiquitaire n’est ici qu’un prétexte cocasse à la description d’un monde entièrement artificiel où TOUT se paierait ! Et où rien, pas même se faire un café ou entrer chez soi, ne pourrait échapper à la parole ô combien machinique d’objets transformés en contrôleurs intégraux.

Joe Chip serait-il donc un héros anti-capitaliste de l’ère de « l’ubimédia » ? Serait-il le précurseur malgré lui, tendance futuriste, des combats de l’essayiste américain à cravate et moustache Jeremy Rifkin, pourfendeur professionnel des excès du capitalisme et de cet « âge de l’accès » où « tous les rapports sociaux sont devenus des rapports exclusivement économiques »3 ?

Peut-être que oui, car Dick n’avait guère la fibre capitaliste. Mais s’arrêter là serait trop simple. Trop bête même. Car il y a Ubik. Ubik comme ubiquité, ainsi que Joe Chip le remarque au détour d’une introspection dans la seconde partie du livre. Or l’ubiquité est de l’ordre du rêve. Et ce rêve d’omniprésence voire de toute puissance, la religion puis le capitalisme s’en sont emparés. Objectif divin ou païen, l’ubiquité traduit le désir éternel de tout maîtriser de notre monde accessible, mais aussi d’être là, partout sans y être. Il y a de l’ubiquité dans le Glimmung du Guérisseur de Cathédrales, gigantesque masse plutôt divine capable de parler en même temps à plusieurs individus sur quinze planètes différentes, le tout en prenant à chaque fois une forme fantasmatique adaptée. Tout comme, côté réel cette fois, il y a de l’ubiquité chez les avatars du net ou plus prosaïquement dans la présence à distance qu’assure le téléphone, lorsque la voix devient l’ange communicant du corps en son entier. Dans le roman du même nom, Ubik est LA solution. Le saint Sauveur. Sauf que ce Christ ressuscité se réincarne en un produit miracle dont les messages passent par des réclames… Oui des pubs comme Dick les hait, par ailleurs mises en exergue de chaque chapitre du bouquin. Elles semblent venir d’un outre-monde. S’agit-il de simples réclames ? Ou de l’idéal de la Pub avec un grand « P » ? D’un langage total, créateur de vérité, rêve absolu de tout publicitaire ? Du logos de Platon, de ce verbe ultime, de ces paroles vivantes, seules capables de percer les murs de l’illusion ? Car au fur et à mesure que l’intrigue avance et se complexifie, le lecteur a le sentiment que ces annonces bataillent très concrètement pour pénétrer la couche de réalité ou d’irréalité qui sépare leur espace à elles de celui où Joe Chip est tombé. Pas de doute (ou presque) : elles sont du côté du Bien. De Dieu. Ou de l’humain qui est Dieu, à savoir son boss, en cet univers parallèle où s’ébat Joe Chip. Pour transmettre le message rédempteur jusque dans cet univers en pleine régression matérielle, les réclames pour Ubik traversent l’écran d’une vieille télé, s’affichent au dos d’une boîte d’allumettes, sur l’étiquette d’une bouteille ou d’un bocal ancestral… Elles disent tout. Elles sont capables de tout… Car Ubik, comme le Glimmung ou la machine à coudre, est lui-même tout et le contraire de tout. Il y a les « Ubiks électriques, silencieux, à des prix défiant toute concurrence », la « nouvelle sauce salade Ubik », l’élixir « Ubique » qui « restaure la virilité », « Ubik déodorant, spray ou stick », mais aussi cet Ubik qui affirme : « Je suis Ubik. Avant que l’univers soit, je suis. J’ai fait les soleils. J’ai fait les mondes. » Il y a enfin le véritable Ubik, qui fond et confond ces Ubiks-là et tous les autres en un unique ô combien contradictoire. C’est celui qui « réveille la saveur des aliments, rétablit leur arôme et restaure leur senteur » quand ils prennent « le goût du chou croupi » : « Une pulvérisation invisible d’Ubik (modèle économique), et vous bannirez la crainte obsédante, irrésistible, de voir le monde entier se transformer en lait tourné, en magnétophones usés et en ascenseurs démodés, sans parler d’autres manifestations de décrépitude, non encore advenues. »4 Ambiguïté totale du produit miracle qui, visiblement, n’existe que par ses apparitions publicitaires : il semble à la fois l’arnaque absolue, la caricature des fausses promesses du capitalisme, et le seul remède contre ce même capitalisme gouverné par le marketing, métamorphosant ses produits en déchets afin que le client les remplace. Sous un autre regard, Ubik, ce produit à tout faire et aux réclames à tout casser, pourrait être l’ancêtre des enfants, morts-nés, de ladite « nouvelle économie » à la fin du siècle dernier. Car entre le Ché du spot LibertySurf, la faucille et le marteau du courtier en bourse Self-Trade et le « support de réalité » Ubik, n’y a-t-il pas comme un air de famille ? Une même façon de prétendre tout résoudre d’un coup de spray révolutionnaire ? Autrement dit, ne trouve-t-on pas ce même rêve de l’ubiquité dans la fiction de Dick et dans ces breloques technologiques du temps présent ? L’iPhone 3G d’Apple n’est-il pas devenu selon sa pub outre-Manche « l’ubiquitous iPhone » ? Ubik, finalement, ce pourrait être notre très cher mobile, génie intime qui jamais ne nous quitte, dont on nous promet qu’il est déjà ou qu’il sera demain non seulement téléphone mais agenda, réveil matin, bijou pour l’apparat, lecteur de musique numérique, appareil photo, ordinateur multimédia, écran de télévision, guide routier, porte-monnaie électronique, etc. Et pourquoi pas grille-pain ? Et Dieu dans tout ça ?

Sur le monde « ubiquitaire » de notre futur proche, Dick ne raconte pas grand chose directement. Il ne dit pas comme le suggère l’essayiste Adam Greenfield que « nous devrions adopter comme principe le fait que les systèmes ubiquistes ne doivent pas ajouter de complication superflue aux opérations ordinaires. »1 Ou s’il sous-entend ça et bien d’autres choses, c’est à sa façon mille fois plus paradoxale. Peut-être nous éclaire-t-il plutôt sur la nécessité de créer un environnement de machines et autres objets « empathiques », c’est-à-dire divines avec un « d » liliputien. Inspirées de nos désirs d’ubiquité mais laissant place au hasard voire à la révolte. Tenter de l’écouter, tant est que cela puisse être possible, supposerait sans doute un design numérique torpillé d’imagination, volontiers aléatoire, ainsi que des puces et des nanopuces à l’inverse fort polies avec les vieilles dames, les handicapés et même les patrons de multinationales.


1 Adam Greenfield, Every[ware], « La révolution de l’ubimédia », FYP Éditions (2007), p. 240-242.
2 Philip K. Dick, Ubik, Robert Laffont/Ailleurs & Demain (1969, 1970), p.33.
3 Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, La Découverte (2000), p.16-17.
4 Philip K. Dick, Ubik, Robert Laffont/Ailleurs & Demain (1969, 1970), p.158-159.


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